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302 LA BELGIQUE.
peu de cette pieuse attention qui est l’'aumône de l'esprit aux lieux irréparablement frappés.
Le Temps a laissé debout, dans ces cimetières de pierre et de chair, des coins mélancoliques
et charmants, auxquels une ombre de gloire est demeurée attachée : quand on la rencontre,
c'est comme l'illusion d'un souffle de vie dans la rigidité d'un corps expiré. Même des
bourgades, dans le fond des campagnes, évoquent des. souvenirs, lèvent un coin de suaire,
font carillonner dans l'esprit des dates triomphales ou funèbres. Je n'ai pas oublié le matin
d'hiver où, étant descendu à Sotteghem, la porte d’un caveau, tournant sur ses gonds,
me laissa voir, dans un cercueil de fer peint en rouge par un lugubre caprice de barbouilleur,
les lames de plomb tordues et dévorées de rouille entre lesquelles s’amoncelait la rougeàlre
poussière effondrée de celui qui fut le beau Lamoral d'Egmont. Une section coupait net le
robuste tronc au dessus du thorax, laissant deviner l’abatture d’une hache merveilleusement
tranchante ; et, roulée sens dessus dessous, avec ses grandes orbites vides, dans les vertèbres
fléchies de la poitrine, la tête, cette tête si bien plantée entre les épaules et qu'en avait
fait choir pourtant Philippe Il, l'effrayant joueur de quilles pour qui les quilles étaient des
hommes et qui les abattait avec son duc d’Albe, une boule, celle-là, faite du métal le plus
irréductible, montrait béant le trou par lequel s'était écoulée la vie.
Chaque coin du pays a ainsi son histoire et sa légende. Les hommes et les choses ont
changé, mais d'irrécusables témoignages continuent à parler, dans .le silence de la vie actuelle,
des temps qui ne sont plus. Pour la plupart des villes flamandes, il semble que la gloire
se soit immobilisée dans l'impérissable souvenir des grandes activités du quatorzième siècle :
l'aiguille, au cadran de leur histoire, s'est arrêtée aux dates héroïques où elles furent
mélées aux agitations de cette époque de luttes et de revendications. Presque toutes, même
les plus humbles et les plus effacées aujourd'hui, dressaient alors fièrement des tours,
s’entouraient de murailles puissantes, faisaient un bruit de ruche en travail dans l’universelle
prospérité des Flandres. Elles avaient des milices, des industries qui les enrichissaient, de
vaillants hommes dont les noms sonnent à travers leurs chroniques, comme des trompettes.
Bien que gravitant dans l’orbe des deux grandes cités qui, pareilles à des soleils, emplissent
tout l'horizon du passé, elles gardaient, à côté de Bruges et de Gand, ces deux grosses
sangsues posées sur la contrée dont elles pompaient l’âme pour en faire l'aliment de leurs
intenses vitalités, une fière allure d'autonomie. Souvent il leur en coûta de résister aux
injonctions parties de ces fières dominatrices ; il fallait alors planter là ses métiers, courir
aux armes, descendre dans les plaines voisines. Gand pouvant mettre sur pied en quelques
heures, rien qu'avec une seule de ses corporations, dix-huit mille hommes, la lutte était
presque toujours inégale, mais rien n'arrétait l'élan ; comme des avalanches, les armées se
ruaient l’une sur l'autre, et des deux côtés le sang coulait abondamment.
C'est merveille de voir l'indomptable énergie de ces petites cités marchandes, quand elles
sont aux prises avec le colosse : elles ne cèdent que vaincues, à un doigt de l'extermination.
Et ni la guerre civile ni la guerre avec l'étranger ne les entament d'ailleurs bien profondément ;
au lendemain d'un revers, elles recommencent plus âprement l'œuvre interrompue ; il semble
qu'elles ont toujours assez d'hommes pour remplacer ceux qui ont disparu. Chez elles, en effet,
l'humanité se refait à mesure qu’elle se désagrège ; telle est la pléthore de vie, qu’en ce
petit peuple de marchands et d'artisans, saigné comme un bœuf d'abattoir, la rouge sève
ne larit pas, et que, après une coupe sombre pratiquée dans sa chair, une chair nouvelle
se lève, comme l'autre héroïque et drue, toute pétrie d'indisciplinable liberté.
Même dans les campagnes, chez l’humble pacant maintenu par son état misérable aux
confins de l’animalité, la vitalité des villes semble avoir reflué. Le paysan ne peut se résoudre |