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LA FLANDRE ORIENTALE. 905
à abdiquer son ferme espoir en la glèbe maternelle, nourrie de sa sueur et de laquelle il
attend en retour la subsistance pour ses bêtes et lui. Chassé de sa hutte par l'ouragan
de fer et de feu qui gronde autour des siens, dans ses champs inutilement ensemencés,
il y revient après la tourmente, et sans trêve recommence son dur labeur si mal payé.
À peine la cavalerie des barons a-t-elle écorché le sol nourricier, labour autrement profond
que celui de la charrue, il panse avec une pitié filiale, la mort et la foi au cœur, le terrestre
giron éventré par la trombe humaine. La vie qui a coulé partout a mis, du reste, assez
d'engrais sur ses sillons pour qu'à la longue il prenne son mal en patience. Entre deux éclaircies,
il pousse ses maigres bœufs dans la plaine grasse de trépassés, herse, sème au vent la
graine dont pas plus que de l'autre peut-être il ne récoltera la moisson, mais il pense au
devoir, aux dures rigueurs de la vie, à sa nichée qui crie famine, et son large pas fend
hâtivement l’espace, tandis que son œil, défiant et apeuré, embrasse circulairement l'horizon,
redoutant d'y voir apparaitre les grands chevaux caparaçonnés de l'ennemi. C'est la figure
fatidique de ces temps agités; la sombre peinture de La Bruyère semble avoir été faite
expressément pour lui; il n'échappe à la mort que pour subir les affres d’une agonie plus
terrible encore, puisque, après tout, la mort serait pour lui un refuge contre des tourments
renaissants et qu'à la place s'ouvre un avenir gros des plus noires conjectures.
Ces amères réflexions ne pourront manquer de vous requérir si jamais, comme nous,
le bâton à la main, vous pèlerinez à travers la campagne flamande. On revoit les chaumes
sous lesquels s'abritaient ces traine-coliques, hâves comme des loups et un peu moins bien
nourris que les pourceaux de nos modernes paysans, leur torve échine anguleusement dressée
par-dessus le sillon, le grand pli sombre qui leur fendait le front, à ces va-nu-pieds de la
glèbe qu'on traitait à peine comme des hommes et qui pourtant avaient des femmes, des
enfants, hélas! mis bas par les mères au coin d'un bois, comme les petits des bêtes, quand
l'ouragan des hommes d'armes refoulait leur tremblant troupeau dans les fossés pleins de
ronces et les puants marécages qui coupaient leurs champs. Toute cette noire mélancolie
de la condition humaine ravalée, assombrit le paysage d’une vision de misérables créatures
pantelantes et déguenillées, erevant de malemort, de misère et d'ahan.
Plus rien, à la vérité, ne rappelle ces temps funèbres qu'évoque seule la rêverie du
poète, tandis que sous son pas s'envole la poussière du chemin, la poussière faite d'os de
gueux émiettés au vent. Aux chaumines dévastées ont succédé les bordes plantureuses,
grassement étalées dans la paix des campagnes, avec ce bel air de prospérité solide qui à
l'extérieur se trahit par la largeur des granges, l'ampleur des vergers, l’éclatant badigeon
des murailles, et à l’intérieur se dégage de la chair fleurie des gens et du poil reluisant
des bêtes. Le macabre paysan du passé est devenu le maitre d’une exploitation pour laquelle
il n'a plus à craindre que la grèle ou la foudre, ces exterminateurs rués d'en haut et contre
lesquels rien ne se prescrit; il n'a plus d'autres ennemis. Son grand geste de semeur, c'est
en vue d'une moisson certaine et dont 1l recueillera le fruit, qu'il le fait. Il mange le
pain que lui donne son froment, il boit la bière brassée avec son houblon, il est, parmi
les bêtes de son arche, presque un roi dans son domaine. Des deux fléaux contre lesquels
se débattaient ses pouilleux ancêtres, il y a longtemps que l'un a cessé de sévir: la
vermineuse engeance des soudards à longue rapière s'est, en effet, dissoute dans le gouffre
du temps, avec le cadavre décomposé du passé. Quant à l’autre, l’infécondité de la terre
aux sèches mamelles, de plus en plus il recule devant son acharné labeur. Autour de Gand,
la primitive plaine de sable et d'argile s'est transformée en une terre merveilleusement fertile,
que les engrais, le travail à la main, l’assolement font fructifier sans répit.
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