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LA FLANDRE ORIENTALE. 209
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des estomacs. Puis, midi sonnant, une pluie de notes ailées tombe du joli campanile de
l'hôtel de ville sur la débandade des tentes, lentement dispersées.
Cependant lanimation ne cesse pas immédiatement dans la ville. Toute une partie du
jour, le verbe rude du Poldérien roule sous les plafonds bas des cabarets, avec le bruit
ronflant de la boule qui abat les quilles. Et la lente mélopée parlée du terrien hollandais,
pareille au vent qui chante dans les marais, la parole saccadée du Campinois, naturellement
brève dans une contrée où la bise souffle du large et emporterait en lambeaux les phrases
trop étendues, ont l'air d'échanger des confidences dans l'âtre. Des bœufs accrochés à l'anneau
de fer scellé au seuil des hôtelleries écorchent le mur de la pointe de leurs comes, en
beuglant après le marchand attablé à l'intérieur devant les demi-litres mousseux. #Baflettant
leur pis entre leurs jarrets cagneux, des vaches passent par bandes, ramenées à Tétable ou
conduites au boucher, avec leur grand œil clair comme un miroir. Et flic! flac! au pétar-
dement des fouets, les carrioles allument le pavé, enlevées par cette solide race de chevaux
pansus et rouges dont la sole, large ferrée, s'empreint comme un pilon dans les ornières
du chemin. Luttant presque de vitesse avec leurs enjambées, des attelages de grands chiens
à poil dru, au nombre de deux et mème de trois par attelage, emportent, dans un
tournoiement furieux de roues, les forains accroupis, gaule et rênes en main, par-dessus
leurs étalages reployés. Et l'air est déchiré de rauques abois, de martèlements de sabots,
de grincements d'essieux, de colloques cahotés au roulement des voitures. Puis le soir
coule ses silences sur les tapages décrus du côté des campagnes, et dans les estaminets
de la place, à grande eau lavés des souillures du jour, les familiers se rangent en cercle
autour de la partie de cartes, en fumant le noir tabac d'Harlebeke.
Nous faisons comme les vieux bourgeois de Saint-Nicolas. Dans un café tapissé de papier
à ramages, une collection de têtes molles et assoupies, empreintes, les unes, de mélancolie
résignée et, les autres, de santé bassement jouissante, nous dévoile d'abord la torpeur ruminante
et les lentes dégradations de l'existence casanière. Cependant, au « café catholique », — car
dans la plupart des villes belges, aussi bien dans les Flandres qu'au pays wallon, les divi-
sions de l'esprit public pénètrent au cœur même de la vie, — la gesticulation et les voix
trahissent une intensité plus expansive. Quelque chose de l'ardeur des guerres de religion
est demeuré partout ici dans les partis en présence. Aux champs et à la ville même, le
prêtre commande, maitre absolu des volontés ; en temps d'élections, il mène lui-même ses
ouailles aux urnes, presque semblable à un chef de partisans.
Nous pénétrons ensuite au « café libéral ». Une tablée de francs buveurs s'y gausse des
« jappeneus », ironie qui Sapplique au parti adverse et se traduit en français par cet équiva-
lent : les nez blancs. Un blondin, monocle à l'œil, frais émoulu des cours universitaires,
tout à coup se met à pérorer sur les libertés modernes. Le « baes », en train d’enfourner une
pelletée de charbon dans le poële, s'interrompt pour hocher la tête, avec une satisfaction
visible. C'est qu'en province un café libéral est libéral jusqu'au comptoir inclus. Dans leur
petite cage accrochée au mur, les serins braillaient à tue-tète pour tuer le chant des serins
catholiques, à l’autre coin de la rue.
A dix heures, une petite campane aigre soudain grelotta dans le vide de la ville; et ce tintin,
qui avait l'air d’une voix très vieille, nous rappela les sonneries du couvre-feu. Avait-elle assez
sonnaillé, l’ancienne, pour les vieilles et les jeunes, l'heure de se mettre au lit, avec le faix des
longs jours inutiles sur l'échine! Alors, la Nuit, ce grand chat noir qui ronronne, prend vraiment
possession de la maison, accroupi de tout son long à travers les escaliers, de la cave au grenier.
Assez veillé! La bourgeoise met sa cornette et serre jusqu'au lendemain son tricot : on a
ratissé les cendres du feu, soufflé la chandelle, tourné deux fois la clef dans le palastre. |