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256 LA BELGIQUE.
Dehors, la vie s'est activée, sans grand bruit toutefois; des groupes hâtent le pas du côté
des fabriques; un petit flot d'hommes el de femmes se dirige vers la station. À cette heure
matinale, le bourgeois, que rien m'appelle à la rue, tient encore ses volets clos, et les beso-
gneux seuls, les gens des petits métiers pour qui le travail commence à l'aube, arpentent le
pavé. Quand nous pénétrons dans la gare, la salle des troisièmes est déjà emplie. Autour
du poële en fonte ronflant et rouge, des porteballes, entrés en soufflant dans leurs doigts à
cause de l'air très vif, font cercle, la pipe aux dents, et causent de leurs affaires. La plupart
se plaignent des lenteurs de la vente : un malaise règne dans les campagnes; même les
grands fermiers demandent de forts rabais. Pour ces humbles coureurs de clientèle, colportant
leur industrie par les champs et dont toute la marchandise tient dans une marotte, le
grand ennemi, C'est le chemin de fer. Avec lui, plus d'achalandise chez le paysan un peu
aisé : celui-ci préfère acheter à la ville, où le train l'emporte en une demi-heure. Et il ne
reste alors que les ouvriers, les valets de ferme, les faméliques, une population dans la gène
et sur laquelle il n'est pas facile de pratiquer des saignées.
La veille, quelqu'un nous avait expliqué les causes de cette situation tendue; autrefois le
lin était cultivé sur des espaces considérables et faisait vivre largement le petit paysan : la
récolte terminée, on allait vendre à la ville le rendement des champs, ou bien le marchand
prenait la récolte sur pied; et, dans le vaste développement de l'industrie linière, tout le
monde trouvait son compte. Depuis, une nouvelle matière textile, venue d'Amérique et dont
on a acclimaté la culture dans le pays, tend à supplanter l'antique culture du lin. Le paysan,
naturellement, voyant son gain baisser, s'applique à une exploitation plus productive. S'il
sème encore la graine qui l'enrichissait dans le passé, c'est par petites quantités, et, dans
les métairies un peu abondantes, pour le linge de la maison.
Le lin n'était pas, du reste, l'unique bien-être de la contrée : il y avait aussi la saboterie,
qui, pendant longtemps, battit son plein dans tout le Polder. Mais là, également, l'activité
a baissé : à la place de Fexportation, c'est l'importation qui est venue, et toujours l'impor-
tation américaine, ce torrent qui envahit tout, et, avec ses bas prix, anéantit la concurrence.
En 1860, un million de sabots partait de toutes les huttes de sabotiers disséminées dans
les hameaux : la campagne stridait d'un incessant bruit de varlopes et de forets; et l'été,
l'hiver, sans qu'on connûüt le chômage, les charrettes des colporteurs roulaient par les chemins,
chargées de hautes piles de sabots. En ce temps, il est vrai, le sabot était la chaussure
du fermier aussi bien que du vacher, et il y en avait de toutes les qualités, depuis la massive
paire à peine équarrie, taillée à même le bois, jusqu'au bloc soigneusement dégrossi et
qui sous l'outil prenait des airs déliés de sculpture. Maintenant le bon marché des souliers
de cuir, embarqués par flottilles sur les quais américains, a ruiné à peu près la naïve industrie
dont les générations se transmettaient les secrets.
Ces doléances, qui nous contristèrent plus d'une fois, trahissaient le bouleversement qui
s'est partout opéré, en Flandre, dans les conditions du travail local. La fabrication des villes
empiète sur les vieilles pratiques démodées des artisans rustiques; on se vêt aux champs selon la
mode des grands bazars urbains; de tous ces simples métiers auxquels les femmes travaillaient
à la veillée, en berçant l'enfant, et Les autres qui s'exerçaient sans mise de fonds, avec une bonne
paire d'outils, dans un coin de chambre et sur un bout d’établi, il ne restera bientôt plus, absorbés
qu'ils sont par le Moloch de fer et de feu dont le symbole sensible s'incarne pour le paysan
dans la locomotive, qu'un pâle souvenir, petit à petit dispersé aux lointains de l'oubli.
Nous roulons à présent sur Tamise. Des deux côtés de la voie, la vitre encadre un
paysage joli, sans ampleur, bordé partout de lignes d'arbres qui sont comme les haies en plein
ciel des petites cultures. Des champs de mince étendue s'alignent l'un à côté de l'autre, tous |