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LA FLANDRE ORIENTALE. 265
esquipots, des corbeilles à fleurs, toute une grossière et naïve céramique, l'ornement des
dressoirs de campagne, depuis le petit coq en grès rouge, fendu dans le haut pour servir
de tirelire, jusqu'à la canette pansue, historiée de figures et qui s'emplit de bière aux
kermesses des fermes.
Nous quittons enfin l'obscure petite poterie, perdue au fond d'un village avec son charme
* mélancolique de vieille industrie primitive. Au tournant du chemin, une hutte en planches,
percée sur l'une de ses faces d'une large fenêtre carrée à petites vitres, nous fait penser à
une cabine de bains échouée dans le sable des dunes. Au moment où nous passons, la porte
s'ouvre, et dans la demi-teinte nous apercevons le sabotier à son établi, un trone d'arbre
fixé au mur, sous le jour avare de la fenêtre. :
« Allons, l’homme! montrez-nous votre savoir-faire! »
Dans un des angles de la soute s'amoncellent des piles de sabots seulement équarris. Le
sabotier commence, en effet, par partager le bois en cubes égaux, qu'il dégrossit ensuite au
moyen du « krammes », espèce de tailloir fortement aiguisé et manœuvrant sur un billot
entre deux branches de fer, comme les hachoirs à tabac. Le sabot, ainsi ébauché par
grands plans, a la lourdeur difforme d'un pied bot géant. Plus tard il s'amincira, s’évidera,
se modèlera sur la forme humaine.
L'homme, à notre demande, prend un des blocs, l'assujettit au banc au moyen de
tasseaux, creuse du ciseau et du maillet le plein du bois, lequel, à mesure, vole en éclats ou
se lamelle en minces copeaux. Quand la pièce est évidée, d'un tour de doigt rapide ül fait
sauter les esquilles et se met à vriller à grandes pesées du bras. Le fer laboure le bois,
fore les recoins, pénètre dans la dure matière comme dans de la moelle. À chaque instant,
d’ailleurs, l'artisan change d’instrument; il n’y pas moins de trois sortes d'outils pour l'évide-
ment : le « goesse », avec lequel on attaque le bois, l’« afdrager », qui le mord en profondeur,
et le « tielmes », qui découpe le talon. Puis les tasseaux sont enlevés, le sabot tourne et
virevolte aux mains du compère qui dextrement s’est emparé d’une lame large, le « zolmes » ;
et celui-ci entame le bois par en dessous, finissant par l’échancrer et lui donner une cam-
brure. Ensuite le « tielmes », comme un éclair coupant, biseaute d’un coup de tranchant
le talon, d'où lui vient son nom. Et l'œuvre serait arrivée à terme s'ils ne fallait encore
raboter de ci, polir de là, égaliser les bords, retrousser l’extrème bout en poulaine, dans
le goût des sabots de Polichinelle, ce qui est le dernier mot de la belle façon.
Notre homme est maitre en son art : aussi prodigue-t-il les raffinements; tout son râtelier
d'outils n'est pas de trop pour fignoler; et quand enfin, d’un geste brusque, il pousse devant
nous, parmi les frisures tortillées et les déchets du bois, le sabot uni comme un miroir, il a,
en se redressant, la mine assurée de quelqu'un qui connait sa force. Cependant la vue de
nos albums, constamment balafrés de hachures de crayon, l'inquiète : sa défiance de paysan
est excitée par notre curiosité, et il finit par nous demander si nous ne sommes pas des
ingénieurs, chargés de préparer l'outillage d'une saboterie mécanique. Tout le pays, déjà
fort appauvri par l'invasion américaine, a une peur terrible de la machine à vapeur, qui
l'appauvrirait encore, en supprimant le médiocre salaire qu'il retire de la main-d'œuvre.
Nous embrassons d'un dernier regard la petite cambuse, son aire rembourrée d’un lit de
copeaux, ses noires solives filamentées de toiles d'araignées, ses murs tapissés d'outils de
toute taille, son âtre fuligineux où des écorces vertes de sève sifflent en fusant, tandis que
la clarté du jour s'assombrit à travers les vitres, sous la poussée graduelle du crépuscule.
Dehors, le brouillard s'est épaissi; une odeur de bois brülé, trainant dans l'air avec la fumée
des cheminées, signale les approches de la veillée; et nous pensons à la longueur des soirs,
l'hiver, quand le Polder est couvert d'un pied de neige.
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